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ERIN

 

Le noir m’entoure. Je sens l’abime sous mes jambes, il m’attire vers le fond. Des vagues d’effroi me font frissoner, dispersant le peu d’insuline qu’il doit me rester. Mes orteils ne répondent plus, ma peau se ratatine. L’eau est froide, sacrément froide. J’aurais peut-être dû garder mes baskets. Si j’arrive près du bord, je vais m’écorcher les pieds sur les rochers. 

– Pauvre folle, tu crois vraiment atteindre le rivage ? Tu ne le vois même pas. Tu ne sais même pas si tu t’en approches.

– N’écoute pas cette sale teigne, elle veut te décourager. Aussi fines tes chances soient-elles, tu dois t’accrocher. 

 Oui, mais à quoi ? Je deviens cinglée, seule au milieu de la mer Adriatique. Je ris d’imaginer mes deux « moi » qui se disputent pour savoir si je vais m’en sortir ou pas, de la pure schizophrénie. Je sens le poids de mes trois bracelets en argent. Ils se balancent à mon bras. Je ne peux pas me résoudre à les jeter. Je me persuade que c’est une illusion, juste l’impression du métal froid et dur.

Une vague passe au-dessus, pendant un instant je perds la coordination de mes membres et m’enfonce. Un bon coup de pied, je perce la surface écumante, j’avale la tasse. Voilà de quoi revenir à la réalité Erin. Nage, nage, nage. Tu n’as que ça à faire, que ça à penser et rien d’autre. Un mouvement à la fois. Réchauffe-toi et n’écoute pas ces muscles tendus qui demandent grâce. Tu les sens, tu es encore en vie. Un geste après l’autre, comme à la piscine avec Marco. « Avec force et souplesse, laisse-toi porter. Tes poumons sont tes bouées, petite. Sens-les. Ne lutte pas, glisse avec les ondes. Suis la masse Erin, crée le mouvement. » Je ferme les yeux, me concentre sur ma respiration. L’eau s’éloigne de mes narines, l’oxygène silencieux s’infiltre. Le liquide remonte, le dioxyde de carbone sort en bulles sonores. Vent-nez-inspiration. Mer-bouche-souffle. Un rythme régulier retrouvé, j’ose à nouveau ouvrir mes paupières qui brossent le sel. Une rondeur statique par-dessus le flot dansant. Je tente de mettre le cap vers cet ombrespoir.

 

Une brise soulève une mèche qui me chatouille le visage. Une fenêtre à peine entr’ouverte, une chaise écorchée par le soleil, des draps secs qui sentent bon. Où suis-je? Je sors dehors, émergeant sous le ciel, pieds nus, sur la molle chaleur du sol en pierres. Je me penche, étonnée, sur la longue robe de nuit bleue à fleurs roses qui me couvre du cou aux chevilles. Où suis-je? Face à la mer calme qui s’étire devant moi, la lave écumante des souvenirs me submerge. Un tour en bateau avec les deux armoires à glace. Les mains qui m’attrapent et me jettent à l’eau. Le son du moteur qui s’éloigne, aucun regard en arrière. Le soleil se couche, le froid silencieux de l’onde glaciale me prend à petit feu. Je m’agrippe, tremblante, à une bouée glissante, témoin d’un piège à langoustes. Puis la voix d’une barque, des bras qui se tendent, mon corps frileux, brulant, un feu, une couverture, un lit et des songes en forme de clapotis.

Je ne suis pas morte. Les larmes dévalent le long de mon nez, inondent ma bouche, encore du sel, trop de sel. Je le lèche, l’efface. Fermer les paupières, imaginer être enserrée chaudement, me faire forte et respirer. L’énergie solaire du sol d’ocre façonné puis poli par l’usure remonte, de la voute plantaire jusqu’au fond de mes yeux brillants, les asséchant. Je caresse mes bracelets torsadés, je m’y accroche. Ils sont toujours là. Tout va bien, tout ira bien. J’inspire ce jour, j’éradique l’autre nuit.

 

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